En quart de finale du WTT Champions de Montpellier, cette ville qui a vu leurs tout premiers matchs, Félix et Alexis Lebrun se sont affrontés une énième fois. Et alors que l’aîné, fraichement champion d’Europe, semblait à nouveau avoir le dessus, un point extraordinaire remporté par Félix a tout fait basculer. Une bagarre sourires aux lèvres de 25 secondes que seule une fratrie pouvait mener.
Environ 2,8 : c’est le nombre moyen de coups échangés lors d’un point en tennis de table, selon une étude menée par Vincent Prével, entraineur du club de Levallois, à partir d’un échantillon d’une centaine de matchs professionnels. C’est-à-dire, en termes concrets, moins d’un service + une remise + une première attaque par point. Dans l’immense majorité des cas, quand on commence à réaliser qu’un échange dure, il s’arrête. Contrairement à d’autres sports où l’expérience du spectateur s’incorpore dans le temps réel de la rencontre – on vit le moment au même rythme que les joueurs –, le ping procure cette étrange expérience de l’après, comme si les points avaient constamment de l’avance sur nous. C’est pourquoi les longs échanges sont si impressionnants, et donnent le sentiment que le temps s’arrête : on prend conscience du moment, et pourtant il continue. Toutes les rencontres médiatisées entre Alexis et Félix Lebrun ont eu leur échange signature, voué à dépasser la sphère du ping pour circuler sur les réseaux ; mais à bien des égards, celui-ci n’était pas comme tous les autres. Voyons pourquoi.
Un set partout, 6-3 pour Alexis. Même s’il a laissé filer la première manche, ce match est une nouvelle fois le sien. Bousculé, il est parvenu à imposer son autorité à force de démarrages puissants dans le coude de son frère, l’obligeant à bloquer haut sans possibilité de contre-top. C’est écrit, son droit d’aînesse prévaudra, une fois encore. Mais alors qu’un nouveau pivot dévastateur semblait lui offrir un 7-3, Féfé s’est révolté. Premier surpris que son bloc reflex soit passé, le numéro 7 mondial est revenu à la table en regardant Alexis s’arracher plein coup droit pour poursuivre le point – ou comment saisir l’opportunité de montrer à ton grand frère qu’il ne peut plus te malmener comme avant. S’ensuit un échange vertigineux où Alexis posera à trois reprises un genou au sol pour résister aux assauts de Félix, jusqu’à être forcé de rendre une balle haute à deux mains, puis de tenter un impossible chop à la Djokovic. Tous deux sourient tant le moment tient de l’absurde : il ne s’agissait plus vraiment de ping, mais d’une bagarre de frangins façon jeu de main jeu de vilains dont eux seuls ont le secret. On avait envie de leur dire qu’ils allaient finir par se blesser. Voir ces deux-là faire ce point-là dans cette salle-là a quelque chose d’aussi sublime qu’inédit : c’est peut-être le plus bel échange jamais réalisé par deux frères dans le garage familial.
À lui seul, il raconte tout de cette rivalité complice (ou l’inverse) qui unit Félix et Alexis Lebrun, de l’ascension fulgurante du premier, des nerfs d’acier du second. Ce point ressemble à un rite de passage, un moment qui allait forcément arriver, sous cette forme ou une autre, au cours duquel Félix dirait en toute amitié à son grand frère qu’il n’a plus peur de lui. Rarement un point de tennis de table n’aura autant ressemblé à de la fiction – une scène de blockbuster, une double page de shônen, autre chose, à vous de choisir. Ce qui s’est joué à cet instant, ce n’était pas tout à fait du ping. Ces deux-là avaient des choses à se dire, et il n’y avait pas de plus belle manière de le faire. La suite, vous la connaissez. Félix vaincra pour la première fois Alexis en match officiel et lui rendra sa célébration “calma” des championnats de France 2023 ainsi qu’il l’avait promis au Z Event. Il s’offre ainsi une demi-finale face à Lin Shidong, numéro 2 mondial, au cours de laquelle il jouera tout simplement le meilleur ping de sa vie ; en témoigne le terrifiant 4-0 qu’il lui inflige. À ce moment-là, le déclic est facile à ressentir : en battant enfin son grand frère, Félix Lebrun s’est avant tout prouvé quelque chose à lui-même. Plus rien ne pouvait lui arriver dans cette salle et devant ce public, plus personne ne pouvait l’arrêter ; ni Lin Shidong ni Tomokazu Harimoto, dont il disposera logiquement en finale sur le score de quatre sets à un. Qu’on se le dise, son tournoi a commencé avec ce point.