Il faut vous y faire, Félix Lebrun mène la vie de top 10 mondial
Image : WTT
Éliminé au premier tour de l’Europe Smash par Jang Woojin, Félix Lebrun a subi une nouvelle désillusion cette année, après Singapour, Doha ou Yokohama. Série inquiétante pour certains, passage obligé pour d’autres, R.A.S. pour d’autres encore, la situation clive suffisamment pour que nous tentions de l’analyser de la façon la plus pragmatique possible : en regardant les faits.
Après une saison 2024 au demeurant majestueuse, commencée avec une médaille d’argent aux Mondiaux par équipes et conclue par des titres WTT à très haute valeur symbolique – le Champions de Montpellier en simple, et le Finals de Fukuoka en double avec Alexis – Félix Lebrun réalise une année 2025 plus contrastée, plus “normale” si vous nous passez l’expression, faite de sommets (deux titres de champion de France, une victoire à Tunis, une demi-finale folle à Las Vegas) et de désillusions dans certains grands rendez-vous – Incheon, Doha, Yokohama, et plus récemment Malmö. Membre du top 10 mondial depuis la veille des Jeux de Paris, le Français a vu sa notoriété exploser avec ces deux médailles de bronze historiques, et ces fameuses trois balles de match sauvées contre Tomokazu Harimoto. Une notoriété qui l’a fait changer de dimension sportive d’une part (tout le monde l’attend au tournant), mais aussi extrasportive, ou simplement humaine, alors que son frère et lui ont multiplié les contrats publicitaires (Optic 2000, Fnac, Nintendo…), les participations à des shows (Z’Event, les Enfoirés, Fort Boyard) et toute sorte d’apparitions publiques.
Véritable star mondiale, à l’origine de cette hausse de 20% des inscriptions en club de ping, communément appelée “effet Lebrun”, Félix est aujourd’hui un personnage public, et l’un des plus puissants ambassadeurs occidentaux du tennis de table. Une réalité qui, de l’extérieur, tient désormais de l’évidence, un phénomène qui a rendu notre sport plus cool, plus visible, mais avec laquelle le principal intéressé a dû composer en moins de temps qu’il n’en faut pour dire ping-pong. Tout va toujours trop vite quand on a 18 ans. Les exemples de jeunes athlètes vivant quelque chose de similaire à ce que vit Félix Lebrun sont légion. Faire ces Jeux à Paris était un rêve de gosse : rêve accompli. Gagner ce Champions à domicile était un objectif sportif : objectif accompli. Un début de carrière aux aspects de conte de fées qui devait, tôt ou tard, se tasser, respirer.
Redouté, jamais sous-estimé
Si un joueur, au lendemain du Champions de Montpellier, a été analysé jusque sous les plus fines coutures, c’est lui. Vainqueur 4-0 dans une demi-finale devenue culte contre Lin Shidong, alors n°2 mondial, Félix Lebrun a choqué le monde entier. C’est probablement, encore à ce jour, le sommet de sa jeune carrière, tant le chinois semblait injouable à cette époque. Par la suite, le Montpelliérain a subi quelques tempêtes, dont la première s’appelle Benedikt Duda : l’allemand l’a stoppé net aux championnats d’Europe (une semaine avant Montpellier), puis un mois après, au premier tour du WTT Finals de Fukuoka. Une série de défaites frustrantes qui s’est poursuivie en 2025, d’abord au Singapore Smash contre Kao Cheng-jui, puis à Incheon contre Lee Sang Su, à la coupe du monde de Macao où il ne sort pas des poules à deux points près, à Doha contre An Jaehyun, Yokohama contre le même joueur, et enfin Malmö contre Jang Woojin. Le tableau est en effet peu reluisant au premier abord, mais que cachent vraiment ces défaites contre des joueurs redoutables, ayant pour la plupart déjà fait partie du top 10 mondial ? Beaucoup de choses, à notre avis. Essayons donc de voir au-delà des réactions catastrophées, très françaises, que suscite la saison de Félix Lebrun.
Tout d’abord, observons une réalité : tous les matchs cités ci-dessus – on insiste, tous les matchs – ont été perdus à la belle par le Français. Benedikt Duda sort deux matchs de référence et entame sa percée folle dans le classement mondial contre Félix Lebrun (4-3 et 3-2) ; Kao Cheng-jui joue le meilleur ping de sa vie à Singapour (3-2), Lee Sang Su fait un tournoi immense à domicile, et se hisse jusqu’en finale en “perfant” à chaque tour (3-2 contre Félix), An Jaehyun va aussi deux fois à la belle (4-3 et 3-2) et enfin pareil pour Jang Woojin il y a deux semaines. Du reste, de manière générale, les outsiders font des matchs extraordinaires contre le champion de France, même quand ils perdent (Shunsuke Togami à Las Vegas, Jang Woojin à Yokohama…). C’est cela le premier sujet : ça n’a pas beaucoup tourné pour lui cette année, certes, mais Félix Lebrun pousse toujours ses adversaires dans leurs limites.
Entendrions-nous un quart de toutes ces réserves s’il avait battu Wang Chuqin lors de leur choc en demi-finale du United States Smash (4-3), et remporté le trophée ensuite contre Harimoto, qu’il n’a jamais perdu ? S’il avait battu Hugo Calderano en finale du Star Contender de Ljubljana ? Sa saison n’est pas aussi florissante que celle qui l’a fait connaitre au monde entier, mais difficile d’accepter l’idée que Félix Lebrun jouerait moins bien. Le niveau de ses matchs est toujours stratosphérique, et ses adversaires tombent toujours à la renverse quand ils finissent par en venir à bout. S’il peut encore progresser sur un aspect, c’est sur sa capacité à terminer plus tôt le travail, plier le match avant la belle. Plus tueur qu’un Lin Yun-ju, il doit s’inspirer de Lin Shidong, pour citer deux autres joueurs excellents en revers, et dont la puissance n’est pas la qualité première.
D’autres exemples dans le Top 10
Passer par des périodes plus difficiles est au cœur de la vie de sportif. Quand on regarde ce que fait aujourd’hui Wang Chuqin, son après-Paris 2024 semble très lointain, mais rappelons tout de même qu’il a perdu des matchs contre des joueurs du top 30-40, avec des scores beaucoup plus sévères que Félix Lebrun (3-1 contre Anders Lind, 3-1 contre Oh Junsung, 3-0 contre Anton Kallberg). Son moment le plus bas étant certainement cette défaite incroyable contre le jeune Iranien de 14 ans Benyamin Faraji. De même, Tomokazu Harimoto est, depuis sa victoire aux championnats d’Asie, dans une forme extraordinaire (finale à Fukuoka, finale à Las Vegas, victoire à Yokohama), mais qui intervient après de longs moments de doute en 2021 et 2023, dont le premier correspond d’ailleurs à une période de croissance, et d’évolution globale de son physique. Félix vit ça aussi : à 18 ans, son corps se muscle, ses jambes s’épaississent, il n’est déjà plus l’ado véloce qui a fait bronze à Paris. Il nous le disait après sa victoire aux championnats de France : “je travaille sur ma puissance, tout en essayant de ne pas perdre ma rapidité”.
Quand on est n°7 mondial, il n’y a que six joueurs qu’on a le droit de perdre sans que l’on crie à la contre-perf. Ça fait peu, surtout quand on sait à quel point le ping se joue parfois sur un détail. C’est le fardeau des meilleurs pongistes : plus on est fort, plus on doit le rester. Les sommets atteints par Félix Lebrun en 2024 furent exceptionnels au sens étymologique : ils tiennent de l’exception. Désormais, il vit la vie normale de membre du top 10, en dehors des deux monstres qui le dominent. Il gagne, il perd, il se fait surprendre, il crée l’exploit. Il a gravi des sommets, mais ce faisant, il est devenu le sommet à gravir pour les autres. Son niveau est toujours étourdissant, on ne peut que lui souhaiter des tirages plus cléments pour ses entrées en lice dans les tournois, car de sa malchance aussi, nous aurions pu parler. Tout va bien, on en reparle s’il redescend top 30. Et encore, il faudra s’assurer, avant de parler, qu’il ne fasse pas médaille d'argent à Los Angeles.