La raquette et le pinceau : rencontre avec Tigran Tsitoghdzyan
Image : Ping Pang Effect / My Modern Met
Interview : Melody Sok
Peintre de renommée internationale, exposant dans les plus belles galeries new-yorkaises, mais aussi pongiste confirmé et fasciné par le beau jeu, Tigran Tsitoghdzyan a accepté de nous révéler quelques secrets sur sa vie, son art, et son ping. Rencontre avec un esprit aussi libre à la table que devant ses toiles.
PPE : Est-ce que tu peux te présenter, et nous raconter l’histoire qui t’a mené à New York ?
T. T. : Je suis né en Arménie, j’ai grandi là-bas, et à l’âge de 21 ans, je suis parti faire mes études en Suisse et en Angleterre. Ensuite, je suis allé à Johannesburg en Afrique du Sud où j’ai enseigné deux ans à mi-temps, mais j’ai vite compris que ce n’était pas mon truc. Alors je suis parti à New York parce que j’ai toujours été fasciné par cette ville. J’avais ce rêve toute ma vie qu’un jour je vivrais à New York. Un jour, je suis arrivé là-bas pour une semaine et je n'ai plus eu envie de repartir. Un soir, dans un bar, une fille est venue me parler et m’a demandé d’où je venais, ce que je faisais, où j’habitais. Je lui ai dit que jusqu'à présent, je vivais en Suisse, mais que je venais de décider que peut-être je resterais à New York. Elle m’a dit : “tu es un Newyorkais maintenant, félicitations !” Et voilà, c’était décidé. J’avais pourtant un appartement et une voiture en Suisse, une vie confortable. J’ai appelé mes amis et je leur ai dit : “Écoutez, les gars, je ne reviens pas. Partagez tout ce que j’ai, je ne reviendrai pas chercher mes affaires, je reste à New York”. C’était en 2009, au moment de la crise. J'avais 32 ans et 3 500 euros en poche. C’était tout ce que je possédais. À l’époque, j’aidais encore financièrement ma famille en Arménie, donc c’était quand même compliqué.
Tu pars donc de zéro, en ne connaissant personne là-bas. As-tu pu immédiatement travailler dans l’art pour subvenir à tes besoins ? À quel point est-ce difficile de se faire des contacts dans ce milieu ?
Je n’ai jamais fait autre chose que de l’art dans ma vie, je voulais uniquement faire de la peinture. Au début, j'ai peint pour un artiste, j'ai fait deux tableaux pour lui. On appelle ça du ghost painting : peindre pour un autre artiste, qui signe les œuvres et les vend sous son nom. Ça m’a permis de payer mes deux premiers loyers. Ensuite, ce même artiste voulait m’engager pour plusieurs années, et j’ai accepté temporairement. En parallèle, je continuais de peindre pour moi-même. C’était de la survie pendant environ trois ans, je vivais au jour le jour, d’un mois sur l’autre. C’est un peu comme un joueur de ping-pong qui arriverait en Chine pour jouer en Super League : tu dois absolument réussir. À New York, il y a environ 500 000 artistes qui gravitent autour de ce milieu, et peut-être seulement 500 d’entre eux vivent correctement de leur art. Les autres ont un travail à côté, ils enseignent ou exercent d’autres métiers liés à l’art, mais ne s’y consacrent pas à plein temps.
Dans le sous-sol de ton atelier en Arménie, il y a une table de ping, n’est-ce pas ? Parle-nous de ton amour pour ce sport et du rôle qu’il joue dans ta vie.
Ce sport m’a toujours accompagné partout. Quand je voyage, j’ai toujours ma raquette dans mon sac. J’adore le ping, ça m'a permis de rencontrer beaucoup d’amis, des gens super cools, intéressants, venant de milieux très différents. En Europe, j’ai joué dans des championnats, et maintenant j’ai des amis dans plusieurs villes parce qu’on a joué les uns contre les autres. Je trouve ça vraiment génial. J’ai pratiqué plusieurs sports, mais le ping est le seul que je n’ai jamais abandonné, et ça fait plus de vingt ans que je joue régulièrement. Je suis une personne très créative, mon cerveau ne s’arrête jamais, je réfléchis constamment de manière visuelle, ce qui m'empêche parfois de me détendre. Le ping est l’une des rares activités qui requièrent toute mon attention, ce qui repose mon cerveau. Quand je sors de la salle de ping, je suis fatigué physiquement, mais mentalement reposé, sans penser à autre chose.
Quand tu joues au ping, tu ne penses donc pas à l’art. Mais est-ce que le ping s’invite dans tes pensées lorsque tu travailles ?
Oui, absolument, parce que ça me manque. J’aurais aimé jouer davantage et mieux. Même quand je joue avec des amis, j’essaie toujours de jouer de manière créative, quitte à perdre des points. Je préfère rater neuf fois une balle difficile, mais réussir une fois de manière spectaculaire, cela me procure plus de plaisir que gagner un match en jouant simple. Ce côté artistique ne sert pas forcément le résultat, mais je tiens à garder ce lien entre art et ping.
Tu travailles l’hyperréalisme et le surréalisme. Comment présenterais-tu ces deux mouvements esthétiques ?
En fait, je n’aime pas trop séparer les « -isme », parce que quand tu dis « je suis dans le surréalisme » ou « je suis dans l’hyperréalisme », c’est comme si tu t’imposais des limites par rapport à tout le reste. Pour moi, mon art est quelque chose qui évolue constamment, il change tout le temps. La dernière série que j’ai réalisée est justement une combinaison des deux courants, mais je ne souhaite surtout pas me limiter à cela. C’est pour ça que je n’apprécie pas particulièrement lorsqu’on essaie de me mettre dans une case. Aujourd’hui, je fais une chose, demain ce sera probablement autre chose. Dans mon travail, j’essaie de réfléchir à l’environnement qui nous entoure, à l’identité, par exemple la série sur laquelle je travaille actuellement porte sur les réseaux sociaux. Elle interroge ce que l’on choisit de montrer, la manière dont on se présente aux autres. Parce qu’aujourd’hui, avec Instagram par exemple, les gens vivent de plus en plus en ligne et affichent une vie très différente de leur réalité. Les selfies m’ont beaucoup interpellé, notamment à cause des filtres utilisés. Je me demande pourquoi les gens décident de se montrer autrement que dans la réalité, puisque, de toute façon, lorsqu’on rencontre la personne en vrai, elle ne correspond plus à cette image qu’elle a créée d’elle-même. Ma série aborde précisément cette problématique : l’identité, ce qu’est réellement la beauté, et pourquoi certaines personnes pensent qu’en se transformant d’une certaine manière, elles seront plus belles qu’autrement. Ce questionnement me concerne personnellement ; je cherche constamment des réponses, et tout ce processus de réflexion prend forme sur la toile.
Est-ce important de s’aérer régulièrement l’esprit avec un sport qu’on aime pour rester lucide et cohérent dans son art ?
Oui, à 100 %, c’est très important. J’ai eu une période où je jouais moins, mais dès que je sens que je ne joue pas assez, j’essaie de retrouver un équilibre pour revenir à l’entraînement. C’est devenu un mode de vie. C’est un peu plus compliqué aux États-Unis parce qu'il n’y a pas vraiment d’équipe où tu peux t'entraîner régulièrement avec les mêmes personnes. Chacun est très individuel, même si tu joues dans le même club, tout le monde vient à des horaires différents, donc on ne se croise pas forcément. C’est assez spécial, mais j’essaie quand même de jouer une fois par semaine.
Concernant l’aspect mental du ping, ce rapport au détail qui change tout, est-ce que ça influence ta manière d’aborder ton travail artistique ?
Je suis très compétitif, c’est ce qui me motive dans tout ce que je fais. Par exemple, quand j’ai commencé le ping, j’étais le moins fort du club, mais j’avais toujours l’ambition de battre celui juste devant moi, et ça m’a poussé à progresser constamment. Ensuite, j’ai commencé à observer des joueurs pros, et je me disais toujours que si un humain peut faire quelque chose, je pouvais le faire aussi. Je ne me fixe pas de limite. Je crois toujours que je peux m’améliorer à n’importe quel âge. Même si j’avais 80 ans, j’essaierais toujours de progresser. Je pense que c’est pareil dans l’art et dans la vie en général, mais dans le sport, c’est beaucoup plus évident parce que tu peux directement comparer tes progrès, alors que dans l’art, c’est plus compliqué.
Il y a beaucoup de mains dans tes œuvres, cette partie du corps est une source d’inspiration esthétique ancienne et inépuisable. Qu’est-ce qu’elle signifie pour toi ?
Comme je le disais, ma série actuelle parle de ce qu’on montre et ce qu’on cache aux autres. Les mains agissent comme un filtre naturel : depuis tout petit, quand on ressent une émotion très forte, on cache notre visage avec les mains, que ce soit par tristesse ou par joie intense. C’est le premier geste instinctif qu’on fait, profondément humain. Je veux donc montrer ce que les gens choisissent de montrer, la manière dont ils veulent être perçus par les autres, et ce qu’ils cachent réellement. Mes œuvres parlent donc davantage de l’image que chacun veut donner plutôt que de ce qu’il est véritablement. C’est pour ça que j’utilise les mains comme un filtre symbolique.
Va-t-on trop loin si on dit que le ping est un sport particulièrement propice à l’expression artistique, notamment par la finesse nécessaire dans la main et le poignet ?
Je trouve effectivement que c’est un sport très artistique. Je regarde beaucoup de joueurs, notamment des joueurs français, et je les trouve vraiment inspirants, artistiques même. Quand je vois jouer Simon Gauzy, je vois un véritable artiste. Il y a une sorte de duel entre ceux qui jouent artistiquement et ceux qui jouent efficacement, sans réelle créativité. Par exemple, quand je regarde Kanak Jha, je vois quelqu’un de très efficace, mais pas vraiment artistique. Il pourrait battre Gauzy, mais moi je regarde le ping pour sa beauté. Je crois qu’il y a des créateurs et des exécutants, même dans le ping, et j’adore les joueurs créatifs.
As-tu déjà consacré une œuvre entière au ping, comme Ludovic Le Guyader avec sa série de photos en noir et blanc ?
J’ai fait une œuvre il y a longtemps. C’était pour une exposition intitulée « 30 derniers jours », où je créais un tableau par jour pendant un mois entier. Je vivais ma journée normalement, puis je rentrais et peignais la nuit, sans presque dormir. Un jour, j’avais un tournoi de ping auquel je voulais absolument participer. Ce jour-là, j’ai peint le joueur contre lequel j’ai perdu, un type très pénible avec un picot long. Je l’ai représenté avec l’expression typique de quelqu’un qui joue avec un picot. Ensuite, il est venu voir l’exposition avec toute sa famille, et ses enfants lui ont dit : « Papa, c’est toi ! ». Il m’a demandé pourquoi je l’avais peint, et je lui ai répondu : « Parce que tu étais chiant ! ».
Quels sont tes projets du moment, et ceux à venir ?
J’ai deux projets en tête. Le premier est une critique de la manière dont on regarde l’art : je voudrais inverser les rôles et faire en sorte que le spectateur devienne l’œuvre. Par exemple, au Louvre, certaines œuvres sont exposées depuis des siècles et elles en deviennent presque ennuyeuses. Imagine que soudain, ce soit le tableau qui observe le spectateur, faisant de lui le véritable sujet. J’aimerais explorer cette idée d’inversion du regard. Mon deuxième projet est plus abstrait : je vis à New York, près de Broadway et Wall Street, un endroit où, chaque matin, il y a dix personnes par mètre carré qui se croisent chaque seconde. Je veux peindre l’histoire d’un mètre carré durant dix secondes. Que se passerait-il si on fusionnait ces personnes dans une œuvre ?
Comment vas-tu concrétiser cela ?
Je vais prendre des photos et des vidéos en slow-motion, puis je vais les superposer. Je pense même faire des sculptures. J’ai commencé cette année. J’ai un gros projet de sculpture interactive avec le Musée d’Art Moderne en Arménie, puis un deuxième projet similaire à New York.
Propos recueillis par Melody Sok, au club Ping Pang Paris, le mardi 11 mars 2025.